Conciliabule dans l’enfer

Ces révélations ont la caractéristique de raconter les réunions tenues dans l’enfer, les voici ressemblées dans un chapitre

D’après les visions de Marie d’Agrada (1602-1665)

Il y en avait un fort grand, où les tourments étaient beaucoup plus rigoureux que dans les autres, et ou il n’y avait aucun damné, parce que les démons n’avaient encore pu y précipiter aucune âme,

Les démons s’emparèrent de l’âme de Judas et la menèrent dans l’enfer; quant à son corps, il resta pendu, et ses entrailles crevèrent et se répandirent (2): éclatante punition de la trahison de cet infâme disciple, dont furent vivement frappés tous ceux qui en furent témoins.

Le corps demeura trois jours attaché à l’arbre. Pendant ce temps-là les Juifs entreprirent de l’ôter de cette potence et de l’enterrer secrètement, parce que ce spectacle causait une grande confusion aux prêtres et aux pharisiens, qui ne pouvaient point récuser ce témoignage de leur méchanceté; mais en dépit de leurs efforts, ils ne purent parvenir à détacher le cadavre, jusqu’à ce que, les trois jours écoulés, les démons eux-mêmes l’ôtèrent de l’arbre par la permission de la justice divine , et l’emportèrent pour le réunir à son âme, afin que le malheureux Judas reçût dès lors et à jamais au fond des abîmes éternels, en corps et en rime, le châtiment dû à son péché.

Et comme ce qui m’a été révélé des justes supplices infligés au perfide disciple est un digne sujet de terreur et d’étonnement, je le dirai avec les détails dans lesquels il m’a été prescrit d’entrer.

Entre les gouffres obscurs qui se trouvent dans les abîmes de l’enfer, il y en avait un fort grand, où les tourments étaient beaucoup plus rigoureux que dans les autres, et oit il n’y avait aucun damné, parce que les démons n’avaient encore. pu y précipiter aucune âme, malgré tous les efforts qu’ils avaient faits depuis Caïn jusqu’à ce jour-là. Tout l’enfer s’étonnait de cette impossibilité dont il ignorait le secret , jusqu’à ce qu’y fût arrivée l’âme de Judas; car les démons purent facilement la précipiter dans cet effroyable gouffre, auparavant inhabité.

Chapitres complémentaires :
Lucifer et la chute des Anges rebelles
Description de l’Enfer
Emannuel Swedenborg (1688-1772) visite l’Enfer
Les démons

La raison en était que dès la création du monde ce lien, ou toutes les peines étaient redoublées, fut destiné pour les mauvais chrétiens qui, après avoir reçu le baptême, se damneraient pour n’avoir pas profité des sacrements, de la doctrine, de la passion et de la mort du Rédempteur, et de l’intercession de sa très-sainte Mère.

Et comme Judas fut le premier qui participa avec tant d’abondance à ces bienfaits pour son salut, s’il eût voulu s’en servir, et qui les méprisa avec tant d’obstination, il fut aussi le premier qui entra dans ce lieu épouvantable et qui éprouva les tourments réservés pour lui et pour tous ceux qui l’imiteront.

II m’a été expressément enjoint d’écrire ce mystère pour l’instruction de tous les chrétiens, et surtout des prêtres, des prélats et des religieux, qui fréquentent et reçoivent plus souvent le sacré corps et le précieux sang de notre Seigneur Jésus-Christ, et qui, par les obligations de leur état, sont plus étroitement attachés à son service.

Que ne puis-je, afin de n’essuyer moi-même aucun reproche , trouver des paroles et des raisons assez fortes pour en donner une juste idée et réveiller une trop commune insensibilité Je voudrais que cet exemple nous profitât à tous, et qu’il nous apprît à craindre la punition qui attend tous les mauvais chrétiens, chacun selon son état.

Les démons tourmentèrent Judas avec une cruauté inconcevable, pour se venger de ce qu’il avait persisté dans la résolution de vendre son divin Maître, par la passion et par la mort duquel ils devaient être vaincus et privés de l’empire du monde.

Ils en connurent une nouvelle rage contre notre Sauveur et contre la très-sainte Mère, et ils l’exercent, autant qu’il leur est permis, sur tous ceux qui imitent le traître disciple, et qui méprisent comme lui la doctrine évangélique, les sacrements de la loi de grâce et le fruit de la rédemption.

Il est bien juste que ces esprits des ténèbres fassent ressentir toute leur fureur aux membres du corps mystique de l’Église qui, loin de s’être unis à leur chef Jésus-Christ, s’en sont volontairement séparés, et ont mieux aimé se livrer à eux, qui l’abhorrent et le maudissent avec un orgueil et une haine implacable, et qui, comme instruments de la justice divine, punissent impitoyablement les ingratitudes que ceux qui ont été rachetés commettent contre leur Rédempteur. Que les enfants de la sainte Église fassent de sérieuses réflexions sur cette vérité; car s’ils la méditent souvent, il n’est pas possible qu’ils n’en soient vivement touchés, et qu’ils ne se résolvent d’éviter un malheur si déplorable.

Lucifer et ses ministres d’iniquité étaient fort attentifs à tout ce qui arrivait dans le cours de la passion, tour achever de s’assurer si notre Seigneur Jésus-Christ était le Messie et le Rédempteur du monde.

Car parfois les miracles le leur persuadaient, et parfois les actions et les défaillances de la nature humaine que notre Sauveur avait acceptées pour nous, leur faisaient croire le contraire; mais où les doutes du dragon augmentèrent davantage, ce fut dans le jardin , où il sentit la force de ces mots que prononça le Seigneur : C’est moi (1); au mime instant, les démons tombèrent à la renverse, comme les soldats en la présence de Jésus-Christ. Il y avait fort peu de temps qu’ils étaient sortis de l’enfer, après avoir été chassés du cénacle.

C’était la bienheureuse Marie qui, comme je l’ai rapporté, les avait chasses de ce lieu sacré et précipités dans l’abîme, et de tout ce qui se passait Lucifer conclut avec ses satellites qu’il devait y avoir quelque chose de tout à fait extraordinaire dans cette. force du Fils et de la Mère, à laquelle ils n’avaient jamais rien rencontré de semblable. Lorsqu’il lai fut permis de se relever dans le jardin, il s’adressa à ses compagnons, et leur dit : « Il n’est pas possible que ce pouvoir vienne d’un simple mortel; sans doute celai-ci est Dieu et homme tout ensemble. S’il meurt, selon notre projet, il opérera par sa mort la rédemption et satisfera à la justice de Dieu; et du coup notre empire est détruit, et toutes nos prétentions sont frustrées. Nous avons mal calculé en machinant sa perte.

Que si maintenant nous ne pouvons plus empêcher sa mort, voyons jusqu’où ira sa patience, et faisons en sorte que ses ennemis le traitent avec la cruauté la plus atroce. Irritons-les contre lui, excitons-les par nos suggestions impies à le couvrir de mille opprobres et des outrages les plus sanglants; qu’ils s’ingénient à inventer les nouveaux tourments auxquels ils pourront livrer sa personne, pour provoquer sa colère, et observons les effets que produiront en lui toutes ces choses.

Les démons firent tous les essais qu’ils avaient concertés, mais avec un succès bien différent, comme le prouve l’histoire de la passion, à cause des mystérieux desseins du Très-Haut, dont j’ai déjà parlé et dont je parlerai encore. Ils poussèrent les bourreaux à outrager notre Seigneur Jésus-Christ par des vilenies plus odieuses que celles dont, en fait, ils se rendirent coupables sur sa personne divine; mais il ne permit point qui ils fui fissent d’autres outrages que ceux qu’il voulait bien subir, et qu’il était convenable qu’il subit, leur laissant déployer en ceux-ci toute leur fureur.

Or, ce qui se passe dans le ciel à la conversion des pécheurs et à raison de l’accroissement des mérites des justes, se reproduit en sens inverse chez les démons et dans l’enfer

Instruction que la grande Reine des anges m’a donnée.

Je veux, ma fille, vous découvrir un autre secret. Vous savez que mon Fils et mon Seigneur dit dans l’Évangile que les anges se réjouissent dans le ciel lorsqu’un pécheur fait pénitence et entre dans le chemin de la vie éternelle par le moyen de sa justification. Il en est de même, sous un autre rapport, lorsque les justes font des oeuvres de véritable vertu , qui leur méritent de nouveaux degrés de gloire.

Or, ce qui se passe dans le ciel à la conversion des pécheurs et à raison de l’accroissement des mérites des justes, se reproduit en sens inverse chez les démons et dans l’enfer, lorsque les justes pèchent ou que les pécheurs commettent de nouvelles fautes. Car les hommes n’en commettent aucune, quelque légère qu’elle soit, que les démons n’en aient une satisfaction particulière.

C’est pourquoi ceux qui les tentent en donnent aussitôt avis à ceux qui sont dans les prisons éternelles, afin qu ils s’en réjouissent et qu’ils connaissent ces nouveaux péchés qu ils enregistrent dans leur mémoire, pour en accuser les coupables devant le juste juge, afin qu’ils sachent par là qu’ils ont une plus grande juridiction sur les malheureux pécheurs qu’ils ont réduits sous leur empire, plus ou moins, selon l’énormité des péchés qu’ils ont commis; telle est la haine qu’ils ont contre les hommes et la trahison qu’ils leur font, lorsqu’ils les trompent par quelque plaisir passager et apparent.

Mais le Très-Haut, qui est juste en toutes ses œuvres, a aussi ordonné, comme en punition de cette méchanceté, que la conversion des pécheurs et les bonnes œuvres des justes causassent aussi un tourment particulier à ces ennemis, qui, dans leur extrême malice, se réjouissent de la perte des hommes.

Cet ordre de la divine Providence tourmente fort tous les démons; car non-seulement ce châtiment les confond et les accable dans la haine mortelle qu’ils ont contre les hommes, mais, en outre, par les victoires que les saints et les pécheurs convertis remportent sur eux, le Seigneur leur ôte une grande partie des forces que leur ont données et que leur donnent ceux qui se laissent séduire par leurs mensonges, et qui pèchent contre leur Dieu véritable.

Dans ces occasions, les démons font peser sur les damnés le nouveau tourment qu’ils subissent ; et comme il y a dans le ciel une nouvelle joie pour toutes les bonne œuvres et pour la pénitence des pécheurs, il y a aussi dans l’enfer, lorsque les démons entrent en fureur, une nouvelle confusion, un nouveau désespoir, qui cause de nouvelles peines accidentelles à tous les habitants de ce séjour d’horreur. C’est de cette manière que le ciel et l’enfer prennent une part égale, mais par des effets si contraires, à la conversion et à la justification du pécheur.

Lorsque les âmes sont justifiées par le moyen des sacrements, spécialement par la confession faite avec une véritable douleur, il arrive maintes fois que, les démons n’osent plus, pendant quelque temps, paraître devant le pénitent, et perdent même, pour des heures entières, la hardiesse de le regarder, si lui-même ne leur rend des forces par ses ingratitudes envers Dieu, et en s’exposant de nouveau aux occasions du péché; car dans ce cas les démons s’affranchissent de la crainte que leur ont causée la véritable pénitence et la justification.

La tristesse et la douleur sont bannies du ciel; mais, si elles n’y étaient pas impossibles, rien au monde n’affligerait les bienheureux autant que de voir celui qui a été justifié retomber dans le péché et perdre de nouveau la grâce, et le pécheur s’en éloigner de plus en plus et se mettre comme dans l’impossibilité de la recouvrer. La malice du péché est telle, que naturellement il serait capable de contrister le ciel, comme la vertu et la pénitence tourmentent réellement l’enfer.

Or considérez, ma très-chère fille, dans quelle ignorance dangereuse de ces vérités vivent communément les mortels, privant le ciel de la joie qu’il recevrait de la justification de leur âme; Dieu, de la gloire extérieure qui lui en résulterait; et l’enfer, du châtiment qui est infligé aux démons, parce qu’ils se réjouissent de la chute et de la perte des hommes.

Je veux, ma fille, que vous tâchiez, comme une servante fidèle et prudente, de profiter des lumières dont vous êtes favorisée, pour réparer ces maux. Vous devez aussi vous approcher toujours du sacrement de la pénitence avec ferveur, avec respect et avec une intime douleur de vos péchés; car ce remède cause une grande terreur au dragon, qui fait tous ses efforts pour tromper les âmes et les porter par ses artifices à recevoir ce sacrement avec tiédeur, par coutume, sans douleur et sans les dispositions requises. Et le démon fait ces efforts, non-seulement afin de perdre les âmes, mais encore afin d’éviter le tourment qu’il ressent à la vue d’un vrai pénitent dûment justifié, qui l’accable et le confond dans la malignité de son orgueil.

Je vous avertis encore, ma bien-aimée, que, quoique ce soit une vérité infaillible que ces dragons infernaux soient les auteurs et les maîtres du mensonge, qu’ils traitent avec les hommes dans l’intention de les tromper en tout, et qu’ils prétendent toujours, par un redoublement de malice, leur transmettre l’esprit d’erreur par lequel ils les perdent; néanmoins, lorsque ces ennemis, dans leurs conciliabules, délibèrent ensemble et discutent entre eux les résolutions perfides qu’ils prennent pour tromper les mortels, alors ils traitent de quelques vérités qu’ils connaissent et qu’ils ne peuvent nier; car ils les comprennent toutes, et s’ils les communiquent aux hommes, ce n’est pas pour les leur enseigner, mais pour les jeter dans les ténèbres, en les leur proposant mêlées avec des erreurs et des faussetés dont ils se servent pour assurer le succès de leurs desseins impies.

Et comme vous avez révélé dans ce chapitre et dans toute cette histoire les secrets de tant de conciliabules et de complots de la malice de ces esprits malfaisants, ils sont fort irrités contre vous, parce qu’ils s’imaginaient que ces secrets n’arriveraient jamais à la connaissance des hommes, et qu’ils ne seraient point informés non plus de ce qu’ils machinent contre eux dans leurs assemblées.

C’est pour cette raison qu’ils déploieront toute leur fureur pour se venger de vous; mais le Très-Haut vous assistera si vous l’invoquez, et si vous trichez vous-même de briser la tète du dragon. Demandez aussi au Seigneur que, par sa divine clémence, ces avis et ces instructions que je vous donne servent à détromper les mortels, et priez-le de leur communiquer sa divine lumière, afin qu’ils profitent de ce bienfait.

Soyez vous-même la première à y correspondre de votre côté avec toute la fidélité possible, comme celle qui est la plus obligée entre tous les enfants de ce siècle; car, comme vous recevez davantage, votre ingratitude serait plus horrible et le triomphe des démons; vos ennemis, serait plus grand, si, connaissant leur méchanceté, vous ne faisiez tous vos efforts pour les vaincre avec la protection du Très-Haut et avec l’assistance de ses anges.

Conciliabule que Lucifer tint avec ses démons dans l’enfer après la mort de notre Seigneur Jésus-Christ.

La chute que Lucifer et ses démons se firent des hauteurs du Calvaire jusqu’au fond de l’abîme, il fut plus violente que quand ils furent précipités du ciel. Et quoique ce triste lieu soit toujours une terre ténébreuse, couverte des ombres de la mort, pleine d’horreur, de misère et de tourments, comme le dit le saint homme Job, il y régna en ce moment un désordre plus affreux encore : car les damnés furent saisis d’une nouvelle épouvante, et eurent à souffrir une peine supplémentaire, à cause de la violence avec laquelle les démons se jetèrent sur eux en tombant, et des excès de rage auxquels ils se livrèrent.

Il est bien vrai qu’ils n’ont pas le pouvoir dans l’enfer de tourmenter les âmes selon leur volonté, et de les mettre dans des lieux où les peines sont plus ou moins grandes, attendu que cela est réglé par la puissance de la justice divine, suivant le degré de démérite de chacun des réprouvés, qui ne sont tourmentés que dans cette mesure. Mais, outre la peine essentielle, le juste Juge ordonne qu’ils puissent successivement souffrir, en certaines circonstances, d’autres peines accidentelles ; parce que leurs péchés ont laissé des racines dans le monde, et plusieurs mauvais exemples qui contribuent à la perte, d’un grand nombre de personnes, et c’est le nouvel effet de leurs péchés qu’ils n’ont point réparés, qui leur cause ces peines.

Les démons firent subir à Judas de nouveaux supplices pour avoir vendu Jésus-Christ, et pour lui avoir procuré la mort. Et ils surent alors que le lieu si horrible où ils l’avaient mis, et que j’ai déjà dépeint, était destiné pour la punition de ceux qui, ayant reçu la foi , se damneraient faute de bonnes œuvres, et de ceux qui mépriseraient délibérément le culte de cette vertu, et le fruit de la rédemption. C’est, contre cette classe de réprouvés que les démons tournent toute leur colère; tâchant d’exercer sur eux la haine qu’ils ont conçue contre Jésus et Marie.

Aussitôt que Lucifer eut reçu la permission de s’occuper de ses nouveaux desseins, et put sortir de l’abattement dans lequel il resta quelque temps plongé, il entreprit de communiquer aux démons la nouvelle rage qu’il avait contré le Seigneur. C’est pourquoi il les assembla tous, et s’étant placé sur un lieu éminent, il leur dit :

Vous n’ignorez pas, vous autres qui avez depuis tant de siècles embrassé mon juste parti, et qui y demeurerez fidèles pour venger mes injures, vous n’ignorez pas, dis-je, celle que je viens de recevoir de ce nouvel Homme-Dieu; vous savez qu’il m’a tenu dans une étrange perplexité durant trente-trois ans, me cachant son être divin et les opérations de son âme, et qu’il a triomphé de nous par la mort même que nous lui avons procurée pour nous en défaire.

Je l’ai abhorré avant même qu’il prit la chair humaine, et j’ai refusé de le reconnaître comme plus digne que moi de recevoir les adorations de tous en qualité de souverain Seigneur. Et quoique j’aie été précipité du ciel avec vous à cause de cette résistance, et revêtu de cette difformité si indigne de ma grandeur et de ma beauté primitive, ce qui me tourmente plus que ma déchéance, c’est de me voir si opprimé par cet homme et par sa Mère. Je les ai cherchés avec une activité infatigable dès que le premier homme fut créé, pour les détruire ou pour anéantir du moins toutes leurs couvres et empêcher que personne ne le reconnût pour son Dieu , et ne profitât des exemples du Fils et de la Mère.

J’ai fait tous mes efforts pour y réussir, mais ç’a été en vain, puisqu’il m’a vaincu par son humilité et par sa pauvreté, qu’il m’a renversé par sa patience, et qu’il m’a enfin privé par sa Passion et par sa mort ignominieuse de l’empire que j’exerçais sur le monde. Cela me tourmente tellement, que si je pouvais l’arracher de la droite de son Père où il va s’asseoir triomphant, et l’entraîner ensuite, avec tous ceux qu’il a rachetés, dans les abîmes où nous sommes, je n’en serais pas encore satisfait, et ma fureur ne serait pas encore apaisée.

Est-il possible que la nature humaine, si inférieure à la mienne, doive être autant élevée au-dessus de toutes les créatures! Qu’elle soit si aimée et si favorisée de son Créateur, qu’il l’ait unie à lui-même en la personne du Verbe éternel! Qu’elle m’ait persécuté avant même cette union, et qu’après elle m’ait défait et confondu à ce point!

Je l’ai toujours regardée comme ma plus cruelle ennemie ; elle m’a toujours été odieuse. O hommes si favorisés du Dieu que j’abhorre, et si aimés de son ardente charité, comment empêcherai-je votre bonheur? Comment vous rendrai-je aussi malheureux que moi, puisque je ne puis anéantir l’être que vous avez reçu? Que ferons-nous maintenant, ô mes sujets? Comment rétablirons-nous notre empire ?

Comment recouvrerons-nous nos forces pour attaquer l’homme? Comment pourrons-nous désormais le vaincre ? Car dorénavant, à moins que les mortels ne soient tout à fait insensibles et ingrats, à moins qu’ils ne soient plus endurcis que nous à l’égard de cet Homme-Dieu qui les a rachetés avec tant d’amour, il est certain qu’ils le suivront tous à l’envi; ils lui donneront leur cœur et embrasseront sa douce loi ; personne ne voudra prêter l’oreille à nos mensonges; ils fuiront les vains honneurs que nous leur promettons, et rechercheront les mépris ; ils s’attacheront à mortifier leur chair, et connaîtront le danger qui se trouve dans les plaisirs ; ils abandonneront les richesses pour embrasser la pauvreté, qui a été si honorée de leur Maître, et ils dédaigneront tout ce que nous pourrons offrir à leurs sens, pour imiter leur véritable Rédempteur.

Ainsi notre royaume sera détruit puisque personne ne viendra demeurer avec nous dans ce lieu de confusion et de supplices ; ils acquerront tous le bonheur que nous avons perdu ; ils s’humilieront et souffriront avec patience ; rien ne restera à ma fureur et à mon orgueil.

O malheureux que je suis, quels tourments me cause ma propre erreur ! Si j’ai tenté cet homme dans le désert, cela n’a servi qu’à lui faire remporter sur moi une insigne victoire , et laisser un exemple très-efficace aux hommes pour me vaincre. Si je l’ai persécuté, il n’en a que mieux fait éclater son humilité et sa patience.

Si j’ai persuadé à Judas de le vendre, et aux Juifs de le crucifier avec tant de cruauté, ce n’a été que pour avancer ma ruine et le salut des hommes, et que pour établir dans le monde cette doctrine que je voulais détruire.

Comment Celui qui était Dieu a-t-il pu s’humilier de la sorte ?
Comment a-t-il tant souffert de la part d’hommes si méchants ?
Comment ai-je moi-même tant travaillé à rendre la rédemption des hommes si abondante, si admirable et si divine, qu’elle me tourmente horriblement, et me réduit à une telle impuissance ?
Comment cette femme, qui est sa Mère et mon ennemie, est-elle si forte et si invincible ?

Ce pouvoir est extraordinaire chez une simple créature ; sans doute elle le reçoit du Verbe éternel, à qui elle a donné la chair humaine. Le Tout-Puissant m’a toujours fait une guerre à outrance par le moyen de cette femme, que mon ambition m’a fait détester dès le premier moment où son image me fut représentée. Mais si je ne parviens point à assouvir ma haine et à satisfaire mon orgueil, je n’en persisterai pas moins à combattre perpétuellement ce Rédempteur, sa Mère et les hommes.

Eh bien donc, compagnons, voici le moment de nous livrer à notre haine contre Dieu. Approchez-vous pour conférer avec moi sur les moyens dont nous nous servirons, car je souhaite connaître votre opinion sur cette affaire.

Quelques-uns des principaux démons répondirent à cette horrible proposition de Lucifer, et l’encouragèrent en lui communiquant divers desseins qu’ils avaient couvés pour empêcher le fruit de la rédemption dans les hommes. Ils convinrent tous qu’il n’était pas possible de s’attaquer à la personne de Jésus-Christ,
ni de diminuer le prix infini de ses mérites, ni de détruire l’efficace de ses sacrements,
ni de changer la doctrine qu’il avait prêchée; mais qu’il fallait néanmoins, en tenant compte des nouveaux moyens et des nouvelles faveurs que Dieu avait ménagés pour le salut des hommes, inventer de nouveaux artifices pour les empêcher d’en faire leur profit, et essayer de les séduire par de plus grandes tentations.

A cet effet, plusieurs démons des plus rusés dirent : « Il est vrai que les hommes ont maintenant une nouvelle doctrine et une loi fort puissante; qu’ils ont de nouveaux sacrements, qui sont efficaces, un nouvel exemplaire, qui est le Maître des vertus, et une éloquente Avocate en cette femme extraordinaire ; mais les inclinations et les passions de leur chair et de leur nature sont toujours les mêmes, et les choses délectables et sensibles n’ont point été changées.

Ainsi, en redoublant de malice, nous détruirons, autant qu’il dépend de nous, ce que ce Dieu homme a opéré pour eux, et nous leur ferons une vigoureuse guerre, car nous tâcherons de les attirer à nous par nos suggestions et d’exciter leurs passions, afin qu’ils se laissent entraîner à leur impétuosité sans considérer leurs suites funestes; nous savons tous que la capacité humaine est si bornée, qu’étant occupée à un objet, elle ne peut être attentive à ce qui lui est opposé. »

Après cette délibération , les démons se partagèrent en plusieurs bandes, suivant les différents vices, et se départirent les offices qu’ils devaient exercer pour tenter les hommes avec toute l’astuce possible. Ils décidèrent qu’ils devaient s’efforcer dé maintenir l’idolâtrie dans le monde, afin que les hommes n’arrivassent point à la connaissance du vrai Dieu et de la rédemption du genre humain.

Et que si l’idolâtrie disparaissait ils feraient naître de nouvelles sectes et des hérésies, en choisissant à cet effet les hommes les plus pervers et les plus corrompus, qui seraient les premiers à les embrasser et à les enseigner.

C’est dans ce conciliabule infernal que furent inventées la secte de Mahomet, les hérésies d’Arius, de Pélage, de Nestorius, et toutes celles qui se sont produites dans le monde depuis la primitive Église jusqu’à nos jours, entre plusieurs autres qu’ils y forgèrent et qu’il n’est ni nécessaire ni convenable de rapporter ici.

Lucifer approuva ce système diabolique parce qu’il était contraire à la vérité divine, et sapait le fondement du salut des hommes, qui consiste en la foi. Et il félicita , caressa et plaça près de lui les démons qui l’avaient imaginé, et s’étaient chargés de chercher les impies propres à introduire ces erreurs.

D’autres démons promirent pour leur compte de pervertir les inclinations des petits enfants en les observant dès leur berceau ; d’autres encore, de rendre les parents négligents dans l’éducation de leurs enfants, soit par aversion, soit par une tendresse excessive, et d’inspirer aux enfants de l’antipathie pour leurs parents. Il y en eut qui s’offrirent à semer la division entre les personnes mariées, et à leur faciliter l’adultère et le mépris de leurs obligations réciproques et de la fidélité qu’elles se doivent.

Tous contractèrent l’engagement de propager parmi les hommes les querelles, la haine, la discorde et la vengeance; de les y exciter parles jugements téméraires, par l’orgueil, par la sensualité, par l’avarice et par l’ambition; de combattre par des arguments captieux toutes les vertus que Jésus-Christ avait enseignées, et surtout de détourner les mortels du souvenir de sa Passion et de sa mort, et du bienfait de la rédemption, de la pensée des supplices de l’enfer et de leur éternité. Par tolus ces moyens les démons se flattèrent que les hommes s’attacheraient exclusivement aux choses sensibles, et ne se mettraient pas fort en peine des choses spirituelles et de leur propre salut.

Lucifer ayant ouï ces projets et plusieurs autres que les démons avaient formés, leur dit :

Je suis fort content de vos avis, je les admets et les approuve tous, et je ne doute pas que nous n’obtenions un succès facile sur ceux qui n’embrasseront point la loi que ce Rédempteur adonnée aux hommes. Mais ce sera une affaire grave que d’attaquer ceux qui la recevront. Néanmoins je prétends employer toute ma rage contre cette loi, et persécuter cruellement ceux qui la suivront; à ceux-là nous devons faire une guerre acharnée jusqu’à la fin du monde. Je vais tâcher de semer mon ivraie dans cette nouvelle Église, c’est-à-dire l’ambition, l’avarice, la sensualité, les haines mortelles et tous les vices dont je suis la source.

Car si les péchés se multiplient une fois parmi les fidèles, ils irriteront Dieu par leur malice et par leur grossière ingratitude, et l’obligeront à leur refuser avec justice les secours de la grâce si abondants que leur Rédempteur leur a mérités; et s’ils s’en privent par leurs iniquités, nous sommes sûrs de remporter sur eux de grandes victoires.

Il faut aussi que nous travaillions à leur ôter la piété et le goût de tout ce qui est spirituel et divin, de sorte qu’ils ne comprennent point la vertu des sacrements, ou qu’ils les reçoivent sans s’être purifiés de leurs péchés, ou du moins sans dévotion; car, comme ces bienfaits sont spirituels, il est indispensable de les recevoir avec ferveur pour en augmenter le fruit. Et si les mortels méprisent leur remède, ils recouvreront bien tard leur sauté et résisteront moins à nos tentations; ils ne découvriront point nos mensonges, ils oublieront les faveurs célestes, méconnaîtront la mémoire de leur Rédempteur et dédaigneront l’intercession de sa Mère; cette noire ingratitude les rendra indignes de la grâce, et leur Dieu et leur Sauveur sera trop irrité pour la leur accorder. Je veux que tous vous secondiez mon entreprise et que vous y apportiez tous vos soins, sans perdre ni temps ni occasion d’exécuter ce que je vous commande.

Il n’est pas possible d’exposer les résolutions que Lucifer et ses ministres prirent dans cette occasion contre la sainte Église et ses enfants, pour tâcher, d’absorber ces eaux du Jourdain. Il nous suffira de dire que cette conférence dura presque une année entière après la mort de Jésus-Christ, et de considérer dans quel état se trouvait anciennement le monde, et celui dans lequel il se trouve depuis cette précieuse mort, et depuis que le Seigneur a manifesté la vérité de la foi par tant de miracles, par tant de bienfaits, et par les exemples de tant de saints personnages.

Et si tout cela ne suffit pas pour ramener les mortels dans le chemin du salut, on peut comprendre l’étendue du pouvoir que Lucifer s’est acquis sur eux et l’acharnement de la haine qu’il leur a vouée, haine telle, que nous pouvons dire avec saint Jean : « Malheur à la terre, car Satan descend vers vous, plein de fureur et de rage.

Mais, hélas! faut-il que des vérités aussi infaillibles et aussi importantes que celles-là, et si propres à nous faire connaître notre danger et à nous le faire éviter par tous les moyens possibles, soient aujourd’hui si éloignées du souvenir des mortels qui né remarquent pas, les. pertes irréparables que cet oubli cause dans le monde !

Nôtre ennemi est rusé, cruel et vigilant, et nous restons cependant les bras croisés! Doit-on s’étonner que Lucifer soit devenu si puissant dans le monde, quand tant de gens l’écoutent, l’accueillent et croient à ses mensonges, et que très-peu lui résistent, parce qu’ils ne songent pas à la mort éternelle que cet implacable ennemi leur procure avec tant de malice? Je prie ceux qui liront ceci de ne point mépriser un danger si effroyable.

Et si la situation du monde et ses malheurs, si les expériences funestes que chacun fait en soi-même ne sont pas capables de nous éclairer sur l’imminence du péril, apprenons au moins à le connaître par la grandeur des secours que notre adorable Sauveur nous a laissés dans son Église; car il ne nous aurait pas donné tant de remèdes si l’extrême gravité de notre maladie ne nous eût exposés aux pins terribles chances d’une mort éternelle.

CHAPITRE XXVI

Les démons tiennent un conciliabule dans l’enfer contre la très-pure Marie.

J’ai dit au paragraphe 130 du chapitre XIe, qu’au moment où s’opéra le mystère ineffable de l’incarnation, Lucifer et tous les autres esprits rebelles sentirent la vertu du bras du Tout-Puissant, qui les précipita dans le plus profond des abîmes. Ils y furent abattus quelques jours, jusqu’à ce que le même Seigneur, par sa providence admirable, leur permit de se relever de cet abattement dont ils ignoraient la cause.

Or, après s’être redressé, le grand dragon s’avança vers le monde , pour reconnaître, en parcourant toute la terre, s’il était survenu quelque chose de nouveau à quoi il pût attribuer le coup imprévu qui l’avait frappé, lui et tous ses ministres. Le superbe prince des ténèbres ne voulut point confier cette recherche à ses seuls compagnons; mais il se mit lui-même en campagne avec eux, et explorant le monde entier avec autant de ruse que de méchanceté, il alla s’enquérant partout , guettant de toutes parts les faits pour tâcher de découvrir ce qu’il brûlait de savoir.

Il employa trois mois à cette ardente recherche; au bout de ce temps il dut retourner dans l’enfer, aussi ignorant de la vérité qu’il en était sorti , parce que le moment n’était pas encore venu pour lui de pénétrer des mystères aussi divins, sa malignité étant si ténébreuse, qu’il ne devait pas jouir de leurs effets admirables, ni en glorifier et bénir son Créateur comme nous, qui devions participer aux fruits de la rédemption.

L’ennemi de Dieu se trouvait toujours plus confus et tourmenté, sans savoir à quoi attribuer son nouveau malheur : ce qui fut cause qu’il convoqua toutes les troupes infernales, sans excepter aucun démon, pour délibérer sur ce cas. Et ayant pris la première place dans ce conciliabule , il leur tint ce discours :

Vous savez bien, mes sujets, avec quelle ardeur j’ai travaillé à me venger de Dieu, en faisant tout pour détruire sa puissance, depuis qu’il nous a dépouillés de la nôtre et bannis de notre maison.

Et quoique je ne puisse point l’atteindre lui-même, je n’ai point perdu un instant, je n’ai point négligé une occasion pour attaquer les hommes, qu’il aime, et pour les réduire sous mon empire (1); j’ai peuplé par mes forces et par mes soins mon royaume, et j’ai un grand nombre de nations qui me suivent et qui m’obéissent (2); je gagne tous les jours une quantité innombrable d’âmes que j’éloigne de la connaissance de Dieu et de l’obéissance qu’elles lui doivent, afin qu’elles né parviennent point à jouir de ce que nous avons perdu; je prétends au contraire les entraîner dans les supplices éternels que nous endurons, puisqu’elles ont suivi ma doctrine et mes traces, et j’assouvirai sur elles la haine que j’ai conçue contre leur Créateur.

Mais tout cela me parait peu de chose, et je suis encore tout étourdi de la nouvelle secousse que nous avons ressentie; car depuis que nous avons été chassés du ciel , il ne nous était rien arrivé de semblable, et jamais nous n’avions été frappés, terrassés d’une manière aussi violente : je reconnais que ce coup a singulièrement ébranlé mes forces comme les vôtres. Un effet aussi insolite, aussi extraordinaire, ne peut s’expliquer que par une cause nouvelle, et le sentiment de notre faiblesse me fait vivement craindre la ruine de notre empire.

Cette affaire demande une nouvelle attention, ma fureur persiste, et l’ardeur de la vengeance me dévore toujours. J’ai quitté l’abîme, j’ai parcouru toute la terre, j’en ai examiné avec un très-grand soin tous les habitants , et je n’ai trouvé aucune chose, notable. J’ai observé et persécuté toutes les femmes vertueuses et parfaites appartenant à la race de l’ennemie implacable que nous avons connue dans le ciel, pour tâcher de la rencontrer parmi elles; mais aucun indice ne me marque qu’elle soit née, car je n’en vois aucune avec les qualités que me parait devoir réunir . la femme appelée. à être la, Mère du Messie.

Une fille que je craignais à cause de ses grandes vertus, et que je persécutai dans le Temple, est maintenant mariée ainsi elle ne peut être celle que nous cherchons, car Isaïe a dit qu’elle doit être vierge.

Néanmoins je la crains et je, la déteste, car étant si vertueuse, il pourrait bien arriver que d’elle naquit la Mère du Messie ou quelque grand prophète; il ne m’a pas été possible de me l’assujettir jusqu’à présent en aucune chose, et, je pénètre moins dans la conduite de sa vie que dans. celle des autres.

Elle m’a toujours résisté avec une, fermeté invincible; je la perds facilement de vue, et quand je pense à elle, je ne puis m’en approcher autant que de ses compagnes. Je ne parviens point à discerner si cette difficulté et cet oubli proviennent d’une cause mystérieuse, ou s’ils résultent du mépris même que je fais d’une simple femmelette.

Mais j’y prendrai bien garde à l’avenir, car elle nous a commandé en deus occasions récentes où nous n’avons pu résister à son empire, ni à l’énergie souveraine avec laquelle elle nous a privés de la possession que nous avions des personnes dont elle nous a chassés. Cela est digne de toute notre attention, et cette créature mérite mon indignation par cela seul qu’elle a opéré dans ces occasions.

C’est pourquoi je jure de la persécuter et de la dompter, et pour cette entreprise je demande le concours de toutes , vos forces, de toute votre malice; car celui qui se signalera dans cette victoire que je me promets de remporter, recevra de ma grande puissance des récompenses considérables.

Toute la populace infernale, après avoir écouté attentivement Lucifer, loua et approuva, ses intentions; elle lui dit de ne pas craindre que cette femme compromît ses succès ou ternit ses triomphes puisque son pouvoir était si grand, qu’il avait assujetti à son empire le monde presque entier.

Les démons convinrent ensuite des moyens qu’ils prendraient pour persécuter la très-chaste Marie, comme femme distinguée par ses vertus et par une sainteté singulière, et non point comme Mère du Verbe incarné; car, comme je l’ai dit, ils ignoraient alors le mystère caché. Après qu’ils eurent pris cette résolution, notre divine Princesse eut à soutenir un long combat contre Lucifer et ses ministres d’iniquité, afin qu’elle pût écraser d’autant plus souvent la tête à ce dragon infernal (2).

Et quoique dans le cours de la vie de cette Vierge puissante, ç’ait été là une grande et mémorable bataille, elle en livra une plus grande encore au prince des ténèbres, lorsqu’elle resta sur la terre après l’ascension de son très-saint Fils. Je parlerai de celle-ci dans la troisième partie de cette divine histoire, à laquelle on me l’a fait rapporter, car elle fut fort mystérieuse, attendu qu’à cette époque Lucifer connaissait la Mère de Dieu; saint jean en a fait mention au XIIe chapitre de l’Apocalypse, comme je le dirai en son lieu.

La providence du Très-Haut fut admirable dans la dispensation des mystères incompréhensibles de l’incarnation, et elle l’est maintenant dans le gouvernement de l’Église catholique. Et il est sûr qu’il fallait que cette farté et douce Providence cachât plusieurs choses aux démons qu’il n’était pas à propos qu’ils sussent, tant parce qu’ils sont indignes de connaître les mystères sacrés, que parce que à l’égard de, ces ennemis, la puissance divine doit se manifester avec plus d’éclat que les autres attributs, afin de les accabler de tout son poids.

En outre , grâce à leur ignorance des œuvres que Dieu leur cache, l’économie de l’Église et l’exécution de tons les mystères que Dieu y opère, se déroulent sur un plan plus doux; c’est une barrière contre laquelle viennent se briser tous les efforts du démon furieux, pour les choses que la Majesté divine veut soustraire à ses attaques. Sans doute elle peut et pourrait toujours le dompter et le retenir; mais le Seigneur dispense toutes choses en la manière qui convient le mieux à sa bonté infinie.

C’est pour cette raison que le Très-Haut cacha à ces esprits rebelles la dignité de l’auguste Marie, le miracle de sa grossesse , son intégrité virginale avant et après l’enfantement, et en lui donnant un époux , il tenait cela dans un plus grand secret.

Ils ne connurent non plus la divinité de notre Seigneur Jésus-Christ avec certitude qu’à l’heure de sa mort; et dès lors ils découvrirent plusieurs mystères de la rédemption sur lesquels ils s’étaient mépris et aveuglés; car, s’ils eussent connu auparavant cet adorable Seigneur, ils eussent plutôt tâché d’empêcher sa mort, comme le dit l’Apôtre (1), qu’excité les Juifs à lui en infliger une aussi cruelle, ainsi que je le rapporterai en son lieu.

Ils auraient prétendu détourner la rédemption, et, publier eux-mêmes devant le monde qu’il était le Christ vrai Dieu; et c’est pour cela que quand saint Pierre le reconnut et le confessa pour tel, il lui ordonna à lui et aux autres apôtres, de n’en rien dire à personne.

Et bien que les démons se doutassent que le Sauveur fût le Messie, et qu’ils l’appelassent même Fils du Très-Haut, il cause des miracles qu’il faisait et de ce qu’il les chassait des corps, comme le raconte saint Luc (3), sa divine Majesté, ne permettait pourtant pas qu’ils dissent, avec une ferme assurance ce qu’ils pensaient; car, en voyant notre Seigneur Jésus Christ pauvre, méprisé et outragé, les doutes qu’ils avaient se dissipaient aussitôt; c’est qu’aveuglés par leur orgueil démesuré, ils ne purent jamais pénétrer le mystère de l’humilité du Sauveur.

Or, comme Lucifer ne connaissait point en la très-pure Marie la dignité de Mère de Dieu lorsqu’il lui prépara la terrible persécution que l’on verra bientôt, il lui en fit depuis subir une beaucoup plus cruelle, sachant qui elle était.

Car s’il eût su, dans la circonstance dont je vais parler, que c’était celle qu’il avait vue dans le ciel revêtue du Soleil (1), et celle qui lui devait écraser la tête (2), il eût été pris d’un tel accès de fureur et de rage, qu’il se fût transformé en un feu comparable à celui de la foudre.

Que si en la regardant seulement comme une femme sainte et parfaite, les démons conçurent tous contre elle une si grande indignation, il est certain que s’ils eussent connu son excellence, ils eussent, dans la limite de leur pouvoir, bouleversé la nature entière pour mieux la persécuter et même pour l’exterminer~Mais comme le dragon et ses complices ignoraient d’un côté le mystère caché de notre divine Dame, et que d’un autre ils découvraient en elle une vertu si puissante et une sainteté si sublime; dans la confusion où toutes ces choses les mettaient,

ils allaient tâtonnant et se perdant en conjectures; ils se demandaient les uns aux autres quelle pouvait être cette femme contre laquelle ils reconnaissaient que tous leurs efforts étaient si impuissants, et si ce n’était point par hasard celle qui devait occuper le rang le plus éminent entre les simples créatures?

Certains répondaient qu’il n’était pas possible que cette femme fût la Mère du Messie que les fidèles attendaient, parce que, outre qu’elle était mariée, son mari et elle étaient fort pauvres, fort humbles et fort Feu connus dans le monde; qu’ils ne se distinguaient point par des miracles, et qu’ils ne se faisaient ni estimer ni craindre des hommes.

Et comme Lucifer et ses ministres étaient si superbes, ils ne pouvaient se persuader qu’un mépris aussi souverain de soi-même et une humilité aussi rare fussent comparables avec la grandeur et la dignité de Mère de Dieu, et leur chef s’imaginait que le Tout-Puissant, étant d’une nature infiniment supérieure à la sienne, ne choisirait pas une condition qui lui avait tant déplu à !ni même.

Enfin il fut trompé par sa présomption mime et par son fol orgueil, c’est-à-dire par les vices les plus propres, par les ténèbres qu’ils répandent, à aveugler l’entendement et à précipiter la volonté.

C’est pour cette raison que Salomon dit que leur propre malice les avait aveuglés de telle sorte qu’ils ne comprissent point que le Verbe éternel devait choisir de pareils moyens afin d’abattre la hautaine arrogance du dragon, dont les pensées étaient beaucoup plus éloignées des jugements du Très-haut que le ciel n’est distant de la terre (2); car il croyait que Dieu descendrait sur la terre, pour la combattre, dans un grand appareil et une pompe éclatante, humiliant d’une main puissante les superbes, les princes et les monarques, dont le démon avait enflé le cœur, comme on le vit chez tant de rois qui régnèrent avant la venue de notre Seigneur Jésus-Christ, hommes si pleins d’orgueil et de présomption, qu’ils paraissaient avoir perdu le sens commun et la connaissance de leur condition mortelle et de leur origine terrestre.

Lucifer mesurait tout cela suivant ses idées, et il lui semblait que Dieu dût agir dans cette vue avec la même fureur et les mêmes procédés avec lesquels l’ennemi attaque les œuvres du Seigneur.

Mais sa divine Majesté, qui est la sagesse infinie, fit tout le contraire de ce que Lucifer croyait car pour le vaincre elle ne vint pas seulement avec sa toute-puissance, mais elle se servit aussi de l’humilité, de la douceur, de l’obéissance et de la pauvreté, qui sont les armes de sa milice, et non pas dit faste et de l’ostentation de la vanité mondaine, qui s’appuie sur les richesses de la terre (1). Elle vint dans l’obscurité et sans aucun éclat sensible; elle choisit une Mère pauvre, et elle vint mépriser tout ce que le monde estime, et enseigner la science de la vie par la doctrine et par l’exemple; de sorte due le démon se trouva trompé et vaincu par les moyens qui l’humiliaient et le tourmentaient le plus.

Dans l’ignorance de tons ces mystères, Lucifer employa quelques jours à étudier et à reconnaître le naturel de l’auguste Marie, son tempérament, ses démarches, ses inclinations, la juste mesure, la tranquillité et l’égalité d’âme qu’elle apportait dans toutes ses actions; car ces choses ne lui étaient point cachées.

Et ayant trouvé que tout en elle était si parfait, que, malgré la douceur de son caractère, elle lui présentait comme un mur impénétrable, il consulta de nouveau les démons et leur exposa la difficulté qu’il voyait à pouvoir tenter cette femme, sans dissimuler que l’entreprise était extrêmement ardue. Tous dressèrent leurs batteries, et se préparèrent à l’attaquer de concert par toutes sortes de tentations formidables. Je dirai dans les chapitres suivants comment ils s’y prirent, et j’y raconterai le glorieux triomphe que notre invincible Reine remporta sur tous ces ennemis, et toutes les malices dont ils se servirent contre elle.

CHAPITRE XX

Lucifer assemble un conciliabule dans l’enfer pour y proposer de traverser les œuvres de notre Rédempteur Jésus-Christ et de sa très-sainte Mère.

L’empire tyrannique de Lucifer n’était pas si paisible dans le monde après l’incarnation du Verbe, qu’il l’avait été dans les siècles précédents ; car dès lors que le Fils du Père éternel fut descendu du ciel, et eut pris chair humaine dans le sein virginal de la très-pure Marie, ce fort armé sentit tout à coup l’action nouvelle, inconnue, énergique, d’une puissance supérieure qui le dominait et le terrassait, comme on l’a vu plus haut, il éprouva depuis la même chose lorsque l’Enfant Jésus et sa Mère entrèrent dans l’Égypte, comme je l’ai aussi marqué; et cette même vertu divine vainquit ce dragon dans plusieurs autres occasions par l’organe de notre grande Reine.

Le souvenir de ces événements accrut l’étrange impression qu’il ressentit à la vue des couvres que notre Sauveur commença à opérer, et que nous avons racontées dans le chapitre précédent, et tout cela joint ensemble inspira des frayeurs extraordinaires à cet ancien serpent, et lui fit soupçonner la présence dans le monde d’une nouvelle et redoutable puissance.

Mais comme ce mystère de la rédemption du genre humain lut était si caché, il se démenait dans sa fureur et dans ses doutes, sans pouvoir découvrir la vérité, quoique depuis sa chute du ciel, il n’eût cessé de chercher dans des alarmes continuelles, à connaître quand et comment le Verbe éternel descendrait pour prendre chair humaine; car c’était ce que l’orgueil du rebelle craignait le plus. Et ce fut cette inquiétude qui le força à convoquer toutes les assemblées que j’ai indiquées dans cette histoire, et que j’indiquerai dans la suite.

Or, cet ennemi se trouvant rempli de confusion pour ce nui arrivait et à lui et à ses ministres par Jésus et Marie, se mit à se demander par quelle vertu ils le repoussaient, lorsqu’il tâchait de séduire les malades et les agonisants, et à réfléchir aussi sur les autres choses qui arrivaient par le secours de la Reine du ciel; et comme il ne parvenait point à eu découvrir le secret, il résolut de conseiller ses principaux ministres des ténèbres qui, étaient les plus consommés en ruse et en malice.

Il poussa un hurlement horrible dans l’enfer, tel que les démons emploient pour se faire entendre entre eux, et par ce cri il les convoqua tous, comme lui étant subordonnés; et quand ils furent tous assemblés, il leur dit :

Mes ministres et mes compagnons, qui avez toujours suivi ma juste rébellion, vous savez que dans le premier état où le Créateur de toutes choses nous avait placés, nous le reconnûmes pour la cause universelle de tout notre être, et que, comme tel, nous l’honorâmes; mais lorsqu’il nous ordonna, au préjudice de notre beauté et de notre grandeur, qui a un si grand rapport, avec sa Divinité, d’adorer et de servir la personne du Verbe en la nature humaine qu’il voulait prendre, nous résistâmes à sa volonté; car quoique j’avouasse que je lui devais cet honneur comme Dieu, comme homme, d’une nature vile et si inférieure à la mienne, je ne pus souffrir de lui être soumis, et je me plaignis de voir que le Très-Haut ne fit pas pour moi ce qu’il déterminait de faire pour cet homme.

Il ne nous commanda pas seulement de l’adorer, mais il nous ordonna aussi de reconnaître pour notre supérieure une femme qui devait être une simple créature terrestre, et qu’il devait choisir pour être sa mère. Je ressentis ces injures aussi bien que vous; nous nous y opposâmes et résolûmes de résister à cet ordre, et c’est pour cela que nous fûmes punis par le malheureux état où nous nous trouvons, et par les peines que nous souffrons.

Quoique nous connaissions ces vérités, et que nous les confessions ici avec terreur entre nous, il ne faut pas pourtant le faire devant les hommes; et c’est ce que je vous prescris, afin qu’ils ne puissent pas connaître notre ignorance , non plus que notre faiblesse.

935. « Mais si cet Homme-Dieu qu’on attend, et sa mère doivent causer notre ruine, il est certain que leur venue au monde sera notre plus cruel tourment et le sujet de notre plus grande rage; c’est pour cela que je dois faire tous mes efforts pour l’empêcher et pour les détruire, quand même il me faudrait bouleverser tout l’univers. Vous savez combien jusqu’à présent j’ai été invincible, puisqu’une si grande partie du monde est soumise à mon empire et à ma volonté, et trompée par mes ruses.

Je vous ai pourtant vus depuis quelques années repoussés et domptés en plusieurs occasions; je vois que vos forces s’amoindrissent, et moi-même je subis l’influence d’une puissance supérieure, qui m’intimide et en quelque sorte m’enchaîne. J’ai parcouru plus d’une fois avec vous tous les recoins de la terre, pour tâcher d’y découvrir le fait nouveau auquel on pourrait attribuer cet affaiblissement et cette oppression que nous sentons.

Je ne crois pas que ce Messie promis au peuple choisi de Dieu ait paru, car non-seulement nous ne le trouvons en aucun endroit du monde, mais aucun indice certain ne semble annoncer sa venue; nous ne voyons nulle part ce bruit, cet éclat, cette pompe , qui marquerait sa présence parmi les hommes.

Néanmoins je crains que le temps de sa descente du ciel n’approche; ainsi il faut que nous déployions toute notre activité et toute notre fureur pour le détruire et pour perdre la femme qu’il choisira pour être sa mère.

Si quelqu’un de vous se distingue par son zèle, je lui témoignerai une plus grande reconnaissance. Je trouve jusqu’à présent des péchés, et les effets de ces mêmes péchés, en tous les hommes; je ne découvre en aucun la majesté et la grandeur dont se revêtira le Verbe incarné quand il se manifestera à eux, et qu’il les obligera tous à D’adorer et à lui offrir des sacrifices. Ce sera là la marque infaillible de son avènement au monde; et le caractère distinctif de sa personne auquel nous pourrons le reconnaître , ce sera d’être exempt du péché et des effets que produit le péché chez les enfants d’Adam.

C’est pour ces raisons, poursuivit Lucifer, que ma confusion est plus grande. : car si le Verbe éternel n’est pas descendu sur la terre, je ne puis découvrir la cause des choses insolites que nous sentons, ni deviner de qui cette force qui nous abat peut sortir. Qui nous a chassés de toute l’Égypte?

Qui a renversé les temples et ruiné les idoles de ce pays, dont tous les habitants nous adoraient? Qui nous traverse maintenant dans le pays de Galilée et dans les lieux circonvoisins, et nous empêche d’aborder une foule de gens à l’heure de leur mort pour les pervertir? Qui tire du péché tant d’hommes qui sortent de notre juridiction, et fait que d’autres améliorent leur vie et se plaisent à s’entretenir du royaume de Dieu?

Si le mal continue, nous sommes menacés d’une grande perte, et de nouveaux tourments peuvent résulter pour nous de cette cause que nous ne parvenons pas à connaître. Il faut donc y remédier, et chercher encore s’il se trouve dans le monde quelque grand prophète ou saint qui commence à nous persécuter; pour moi, je n’en ai découvert aucun à qui je puisse attribuer une si grande vertu ni tant de pouvoir.

C’est seulement contre cette femme, notre ennemie, que j’ai une haine mortelle, surtout depuis que nous l’avons persécutée dans le Temple, et ensuite depuis qu’elle est partie de sa maison de Nazareth : car nous avons été toujours vaincus et renversés par la vertu qui l’environne; elle nous a résisté par cette même vertu avec une force invincible, et a toujours triomphé de notre malice; je n’ai jamais pu sonder son intérieur ni la toucher en sa personne.

Cette femme a un fils; elle assista avec lui à la mort de son père, et il nous fut à tous impossible d’approcher de l’endroit où ils se trouvaient. Ce sont des gens pauvres et méprisés; c’est une femmelette tout à fait vulgaire et qui mène une vie cachée; je crois pourtant que le fils et la mère sont justes, car j’ai toujours tâché de les incliner aux vices qui sont communs aux hommes, et il ne m’a jamais été possible d’exciter en eux le moindre des désordres et des mouvements vicieux qui sont si ordinaires et si naturels en tous les autres.

Je vois que le Dieu tout-puissant me cache l’état de ces deux âmes; et puisqu’il m’empêche de découvrir si elles sont justes ou pécheresses, il y a là sans doute quelque mystère caché contre nous; et quoique l’état de quelques autres âmes nous ait aussi été caché en d’autres occasions, il la été rarement, et moins que dans le cas actuel.

Que si cet homme n’est pas le Messie promis, du moins le Fils et la Mère seront justes, et par conséquent nos ennemis; et il n’en faut pas, davantage pour que nous les persécutions, et que nous travaillions à les abattre et à découvrir qui ils sont. Suivez-moi tous dans cette entreprise avec une grande confiance, car je serai le premier à les attaquer.

937. Lucifer acheva par cette exhortation son long discours, dans lequel il proposa aux démons plusieurs autres raisons et plusieurs desseins remplis de méchanceté qu’il n’est pas nécessaire de raconter ici, puisque je dois traiter encore de ces secrets dans la suite de cette histoire, pour mieux faire connaître les ruses de ces esprits rebelles.

Ce prince des ténèbres sortit incontinent de l’enfer, suivi de légions innombrables de démons qui, se répandant par tout le monde, le parcoururent plusieurs fois pour observer, avec toute la finesse de leur malice, les justes qui y vivaient, tentant ceux qu’ils purent découvrir, et les provoquant, aussi bien que plusieurs autres personnes, à des iniquités conçues par ces méchants ennemis;

mais la sagesse de notre Seigneur Jésus-Christ cacha à l’orgueil de Lucifer et de ses compagnons sa personne et celle de sa très-sainte Mère durant plusieurs jours; de sorte qu’il ne permit point qu’ils les vissent et les connussent jusqu’à ce que sa Majesté se rendit au désert, où il allait consentir à être tenté après y avoir gardé un fort long jeûne; et alors Lucifer le tenta, comme je le dirai en son lieu. (…)

CHAPITRE-VIII

Les démons s’assemblent dans l’enfer pour délibérer sur le triomphe que notre Sauveur Jésus-Christ reçoit dans Jérusalem. Ce qui résulte de cette assemblée. Les princes des prêtres et les pharisiens se réunissent de leur côté.

Tous les mystères que renfermait le triomphe de notre Sauveur furent grands et admirables, comme nous l’avons remarqué; mais ce qui se passa dans l’enfer accablé par le pouvoir divin , lorsque les démons y furent précipités au moment de l’entrée triomphale de Jésus dans la ville sainte, ne nous fournit pas en son genre un moindre sujet d’admiration. Depuis le dimanche auquel ils essuyèrent cette défaite jusqu’au mardi suivant, ils restèrent deux jours entiers sous le poids de-la droite du Très-Haut, éperdus à la fois de honte et fureur, et ils exhalaient leur rage devant tous les damnés par des hurlements effroyables ; une nouvelle épouvante se répandit à travers ces sombres régions, dont les infortunés habitants virent s’accroître leurs tourments.

Le prince des ténèbres Lucifer, plus troublé que tous les autres, convoqua tous les démons, et se plaçant, comme leur chef, dans un lieu plus élevé, il leur dit

II n’est pas possible que cet homme, qui nous persécute de la sorte, qui ruine notre empire et qui brise mes forces, ne soit plus que prophète. Car Moïse, Élie et Élisée, et nos autres anciens ennemis ne nous ont jamais vaincu avec une pareille. violence, quoiqu’ils aient opéré d’autres merveilles ; et je remarque même qu’il ne m’a pas été caché autant d’oeuvres de ceux-là que de celui-ci , surtout quant à ce qui se passe dans son intérieur, où je ne sais presque rien découvrir. Or comment un simple homme pourrait-il faire cela, et exercer sur toutes choses un pouvoir aussi absolu que celui que tout le monde lui reconnaît ?

Il reçoit sans émotion et sans aucune complaisance les louanges que les hommes lui donnent pour les merveilles qu’il a faites. Il a montré en cette entrée triomphante qu’il vient de faire dans Jérusalem un nouveau pouvoir sur nous et sur le monde, puisque je ne me trouve pas assez fort pour accomplir mon dessein, qui est de le détruire et d’effacer son nom de la terre des vivants.

A l’occasion de ce triomphe, non-seulement les siens l’ont proclamé publiquement bienheureux, mais beaucoup de gens soumis à ma domination se sont joints à eux et l’ont même reconnu pour le Messie, pour Celui qui est promis dans la loi des Juifs; de sorte qu’ils ont tous été portés à le révérer et à l’adorer. C’est beaucoup pour un simple mortel, et si celui-ci n’est rien de plus, il est sûr qu’aucun autre n’a joui auprès dé Dieu d’une aussi haute faveur, et qu’il s’en sert et s’en servira encore pour nous causer de grandes. pertes ; car depuis que nous avons été chassés du ciel , il ne nous est pas arrivé d’essuyer des défaites comparables à celles auxquelles nous accoutume cet homme depuis sa naissance, ni de rencontrer une pareille vertu.

Et s’il est par malheur le Verbe incarné (comme nous avons sujet de le craindre), nous ne devons rien négliger, c’est une affaire qui demande toute notre attention : parce que si nous le laissons vivre, il attirera tous les hommes après lui par son exemple et par sa doctrine. J’ai tâché quelquefois, pour assouvir ma haine, de lui ôter la vie, mais ç’a été toujours en vain; car dans son pays j’avais disposé quelques personnes à le précipiter du haut d’une montagne, et il eut la puissance d’échapper à ses ennemis. Une autre fois, étant à Jérusalem, je fis prendre à plusieurs pharisiens la résolution de le lapider, et il se déroba tout à coup à leurs regards.

J’ai maintenant pris des mesures plus sûres avec son disciple et notre ami Judas; je lui ai inspiré le dessein. de vendre et de, livrer son maître aux pharisiens, que j’ai aussi animés d’une furieuse envie par laquelle ils le feront sans doute mourir d’une mort fort cruelle, comme ils le désirent. Ils n’attendent qu’une occasion favorable, et je la leur prépare avec tout le zèle et toute l’adresse dont je suis capable car Judas, les scribes et les princes des prêtres feront tout ce que je leur proposerai.

Je trouve néanmoins en cette entreprise une grande difficulté que nous devons redouter et qui demande de sérieuses réflexions c’est, que si cet homme est le Messie qu’attendent ceux de sa nation , il offrira ses peines et sa mort pour la résurrection des hommes, et il satisfera et méritera infiniment pour tous.

Il ouvrira le ciel, et les mortels y jouiront des récompenses dont Dieu nous a privés, et ce sera pour nous un nouveau et insupportable tourment si nous ne faisons tous nos efforts pour l’empêcher.

En outre, cet homme souffrant et méritant laissera au monde un nouvel exemple de patience pour les autres ; car il est très-doux et très-humble de cœur, nous ne l’avons jamais vu impatient ni troublé : il enseignera à tous la pratique de ces vertus, que j’abhorre le plus et qui déplaisent au même point à tous ceux qui me suivent. Ainsi il faut pour nos propres intérêts que nous délibérions sur ce que nous devons faire pour persécuter ce nouvel homme, et que vous me disiez ce que vous pensez de cette grave affaire. »

Ces esprits , de ténèbres entrèrent en de longues conférences sur cette proposition de Lucifer, se livrant à tous les transports de leur rage contre notre Sauveur, mais aussi regrettant l’erreur que déjà ils croyaient avoir commise, en travaillant à sa perte avec tant d’astuce et de malice; par un surcroît de cette même malice, ils prétendirent dès lors revenir sur leurs pas et empêcher sa mort, parce qu’ils étaient confirmés dans le doute qu’ils avaient que Jésus pût être le Messie, tout en ne parvenant pas à s’en assurer d’une manière certaine.

Cette crainte jeta Lucifer dans un si grand et si pénible trouble , qu’ayant approuvé la nouvelle résolution qu’ils prirent de s’opposer à la mort du Sauveur, il rompit l’assemblée et leur dit : « Soyez sûrs, mes amis , que si cet homme est véritablement Dieu, il sauvera tous les hommes par ses souffrances et par sa mort; il détruira par ce moyen notre empire, et les mortels seront élevés à une nouvelle félicité et revêtus contre nous d’une nouvelle puissance. Quelle énorme bévue nous avons faite en machinant sa perte! Allons donc détourner notre propre malheur. »

Après cette décision, Lucifer et tous ses ministres se rendirent dans la ville et dans les environs de Jérusalem, où ils firent quelques tentatives auprès de Pilate et de sa femme pour empêcher la mort du Seigneur, ainsi que le racontent les évangélistes;

ils en firent aussi plusieurs autres qui ne sont pas mentionnées dans l’histoire évangélique, et qui ne laissent pourtant pas d’être véritables. Ainsi ils s’adressèrent en premier lieu à Judas, et par de nouvelles suggestions ils tâchèrent de le dissuader de la vente de son divin Maître, qu’il avait déjà conclue. Et comme il ne se décidait point à renoncer à son entreprise, le démon lui apparut sous une forme sensible, et fit tous ses efforts pour le persuader de ne plus songer à ôter la vie à Jésus-Christ par la main des pharisiens. Connaissant l’avarice insatiable du perfide disciple, il lui offrit beaucoup d’argent, afin qu’il ne le livrât pas à ses ennemis. De sorte que Lucifer se donna plus de peine en cette circonstance que lorsqu’il l’avait auparavant porté à vendre son doux et divin Maître.

Mais, hélas ! que la misère humaine est grande ! Le démon, qui avait déterminé Judas à lui obéir pour le mal, fut impuissant lorsqu’il voulut le faire reculer. C’est que la force de la grâce que ce malheureux avait perdue ne secondait pas l’intention de l’ennemi, et sans ce divin secours, tous les raisonnements, toutes les impulsions du dehors ne sauraient amener une âme à quitter le péché et à suivre le véritable bien.

Il n’était pas impossible à Dieu de porter à la vertu le cœur de ce disciple infidèle, mais la sollicitation du démon qui lui avait fait perdre la grâce, n’était pas un moyen convenable pour la lui faire recouvrer. Et le Seigneur avait de quoi justifier la cause de son équité ineffable s’il ne lui donnait pas d’autres secours, puisque Judas était arrivé à une si grande obstination même dans l’école de notre divin Maître, en résistant si souvent à sa doctrine, à ses inspirations et à ses faveurs, en méprisant avec une effroyable témérité ses conseils paternels, ceux de sa très-douce Mère, l’exemple de leur sainte vie, leur conversation, et les vertus de tous les autres apôtres.

D’impie disciple avait tout repoussé avec une opiniâtreté plus grande que celle d’un démon, et que Celle d’un homme qui est libre de faire le bien ; il se précipita comme un forcené dans la carrière du mal; et il alla si loin, que la haine qu’il avait conçue contre son-Sauveur et contre la Mère de miséricorde le rendit incapable de chercher cette même miséricorde, indigne de la lumière nécessaire pour distinguer la même lumière, et comme insensible même à la raison et à la loi naturelle, qui auraient suffi pour le détourner de persécuter l’innocent dont les mains libérales l’avaient comblé de bienfaits. Grande leçon pour la fragilité et la folie des hommes, qui sont exposés à tomber et à périr dans de semblables périls, parce qu’ils ne les craignent pas, et à donner à leur tour l’exemple d’une chute si malheureuse et si déplorable.

Lés démons ayant perdu l’espoir de changer les dispositions de Judas, s’en éloignèrent, et entreprirent les pharisiens, auxquels ils firent les mêmes propositions et tâchèrent de les persuader, de ne point persécuter notre Seigneur Jésus Christ: Mais par les mêmes raisons ils ne réussirent pas mieux auprès d’eux qu’auprès de Judas, car il ne leur fut pas possible de leur faire quitter le mauvais dessein. qu’ils avaient formé.

Il y eut bien quelques scribes qui par des motifs humains se demandèrent si ce qu’ils avaient résolu leur serait profitable ; mais comme ils n’étaient pas assistés de la grâce, la haine et l’envie qu’ils avaient conçues contre le Sauveur reprenaient bientôt le. dessus- dans leur âme. Les malins songèrent ensuite à travailler la femme de Pilate et Pilate lui-même ; et se servant de la pitié naturelle aux femmes, ils la portèrent, comme il est rapporté dans l’Évangile (1), à lui envoyer dire de rie point condamner cet homme juste: Par cet avis et par plusieurs considérations qu’ils présentèrent à Pilate ils lé déterminèrent à toutes les tentatives qu’il fit pour soustraire l’innocent Seigneur à une sentence dé mort , comme je le raconterai avec les détails nécessaires. Lucifer et ses ministres n’aboutirent malgré tous leurs efforts à aucun résultat.

Lorsqu’ils en reconnurent l’inutilité, ils changèrent de plan , et entrant dans une nouvelle fureur, ils excitèrent les pharisiens, leurs satellites et les bourreau à faire mourir le Sauveur de la mort la plus prompte ; mais après l’avoir tourmenté avec la cruauté impie qu’ils déployèrent pour altérer sa patience invincible. Le Seigneur permit qu’on lui fit subir tous les tourments imaginables, pour les hautes fins de la rédemption du genre humain , quoiqu’il empêchât que les bourreaux n’exerçassent quelques cruautés indécentes auxquelles les démons les provoquaient contre son adorable personne, comme je le dirai plus loin.

Le mercredi qui suivit l’entrée de notre Seigneur Jésus-Christ dans Jérusalem (ce fut le jour qu’il passa tout entier à Béthanie sans aller au Temple, les scribes et les pharisiens s’assemblèrent de nouveau dans la maison dit chef des prêtres, qui s’appelait Caïphe, pour délibérer sur les moyens de se saisir par la ruse du Rédempteur du monde et de le faire mourir, parce que les honneurs que tout le peuple lui avait rendus dans cette conjoncture avaient augmenté leur haine et leur envie contre sa Majesté. Cette envie venait de ce que notre Seigneur Jésus-Christ avait ressuscité Lazare, et des autres merveilles qu’il avait faites dans le Temple. Ils décidèrent dans cette assemblée qu’il fallait lui ôter la vie (3), tout en couvrant leur horrible dessein du prétexte du bien commun, comme le dit Caïphe prophétisant le contraire de ce qu’il prétendait.

Le démon voyant leur résolution, inspira à quelques-uns la précaution de ne point exécuter leur projet, au jour de la fête de Pâque , de peur que le peuple, qui révérait Jésus-Christ comme le Messie ou comme un grand prophète; n’excitât quelque tumulte.

Lucifer fit cela pour voir si, en retardant la mort du Sauveur, il pourrait l’empêcher. Mais comme Judas était déjà tyrannisé par sa propre avarice et par sa propre méchanceté, et privé de la grâce dont il aurait eu besoin pour en secouer le joug, il se rendit fort troublé et inquiet à l’assemblée des princes des prêtres, et leur proposa de leur livrer son maître ; la vente en fut conclue pour trente pièces d’argent, le traître se contentant de cette somme pour le prix de Celui qui renferme en lui-même tous les trésors du ciel et de la terre ; et afin de ne point perdre cette occasion, les princes des prêtres bâclèrent leur odieux marché malgré l’inconvénient de l’approche de la Pâque, la sagesse et la providence de Dieu le disposant de la sorte.

C’est alors que notre Rédempteur dit à ses disciples ce que saint Matthieu rapporte: Sachez que dans deux jours le Fils de l’homme sera livré pour être crucifié. Judas était absent lorsqu’il leur adressa ces paroles ; mais bridant de consommer sa trahison, il revint bientôt auprès des apôtres, et le perfide tâchait de découvrir par les questions qu’il faisait à ses compagnons, au Seigneur lui-même et à sa très-sainte Mère, par quel lieu ils passeraient en partant de Béthanie, et ce que son divin Maître avait résolu de faire durant ces jours de fête.

Chapitres complémentaires :
Lucifer et la chute des Anges rebelles
Description de l’Enfer
Emannuel Swedenborg (1688-1772) visite l’Enfer
Les démons